Photo-Ciné-Club Offranvillais

Rencontres avec...

 

OLIVIER JOBARD


En novembre 2006, le Photo-Ciné-Club Offranvillais a présenté, pendant deux semaines, des expositions exceptionnelles parmi lesquelles figurait un reportage d'Olivier Jobard :
"Kingsley, carnet de route d'un immigrant clandestin".

Rencontre avec un photo-reporter "différent".

Première image : l'homme est vu de très près, de dos. Il tourne la tête, on ne voit que sa silhouette noire et profonde. Omniprésent, mais peu identifiable. Images suivantes : l'homme, le même, est perdu. Perdu dans son regard que l'on ne voit jamais et qui semble chercher un ailleurs impossible et imaginaire. Perdu dans son corps qui erre dans des univers inconnus et qui lui donne une silhouette hésitante et incertaine. Dernière image : l'homme, toujours lui, est de face devant l'objectif. Pour la première fois, il nous regarde. L'homme sourit. Son corps est présent, il fait face.

Sous forme d'exposition ou de livre (Kingsley, carnet de route d'un immigrant clandestin d'Olivier Jobard aux Éditions Marval), ces dizaines de photos nous racontent une histoire, l'histoire d'un homme. Ou plutôt six mois de l'histoire d'un homme, six mois de la vie de Kingsley, un émigrant camerounais qu'a suivi Olivier Jobard, à travers son périple qui va le conduire dans des conditions difficiles, parfois extrêmes, du Cameroun à l'Europe, continent rêvé, via le Niger, le Nigeria, le Sahara, l'Algérie, le Maroc, et encore Les Canaries.

Rare et précieux témoignage dans ce monde du photo-reportage happé par la recherche du scoop, du sensationnel, de l'éphémère, de la photo choc, sonnante et trébuchante. Ces qualificatifs ne collent pas avec la personnalité d'Olivier Jobard, jeune professeur Tournesol aux cheveux frisés récalcitrants, à l'attitude hésitante, discrète, comme géné dans son corps qu'il voudrait faire disparaître. Cette discrétion, cette manière de se fondre, de se faire oublier, sont avant tout les raisons de cette proximité, de cet humanisme transmis par ces êtres qu'il photographie, sans recherche d'esthétisme, comme peut le faire Sebastião Salgado, sans empathie excessive. Il témoigne, raconte avec distance et on comprend totalement sa démarche lorsqu'il précise "qu'il est autant journaliste que photographe. Je veux, avant tout, raconter une histoire. Pour moi, une photo isolée, même de qualité exceptionnelle, ne suffit pas".

Sa démarche est un peu comparable à la BD et ce n'est pas hasard si les photographies sont légendées par Kingsley, comme si elles ne pouvaient se suffire à elles-mêmes : effacement devant le sujet et narration. On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec les BD d'Étienne Davodeau qui racontent, sous forme de reportage dessiné, un conflit social ou l'engagement de parents syndicalistes (Les Mauvaises Gens et Un homme est mort : Éditions Futuropolis) : images, légendes, la photo remplace le dessin.

Le Leica est donc un appareil qui convient parfaitement à Olivier Jobard. Par sa discrétion, il est le prolongement de son bras, il est son crayon, son stylo qui lui permet d'utiliser la pellicule comme un carnet de croquis.

On comprend alors aisément que le reporter ne cherche pas à plaire, mais plutôt à témoigner sur un sujet qui lui tient très à cœur : "Très jeune, je n'ai jamais aimé les mots "sans papier" ou "immigrés". C'est peut-être en raison du mépris de ces mots que je me suis lancé sur un tel thème. C'est vrai, je me sens proche de ces gens". Cette proximité il la traduit en utilisant la totalité d'une bourse de quinze mille euros pour réaliser ce reportage, car " une agence ne s'engage pas sur un tel projet ", même si le photographe est reconnu unanimement dans la profession (Grand Prix à la 10ème Rencontre Internationale de Photojournalisme 2006 de Gijón, Espagne, et Traversée clandestine a été récompensée, en 2006, par le 1er prix World Press, le Prix du Scoop d'Angers et le Grand Prix Paris Match).

 

"GRATTER UN PEU PLUS"

Engagé chez Sipa Press dès l'âge de 22 ans, il a couvert depuis 1992, les événements en Bosnie, en Tchétchénie, en Afghanistan en Sierra Léone ou encore au Libéria. Cependant, en 2000, Olivier Jobard se rend au camp de Sangatte pour ce qu'il qualifie lui même de "choc" qui va infléchir sa manière de concevoir son métier. Là, dans le Pas-de-Calais, il se rend compte que "chez nous, en France" des hommes souffrent, meurent dans des conditions de vie inadmissibles à l'aube du XXIème siècle : "Ce ne sont pas juste des ombres qui se faufilent derrière un camion, ce sont des Hommes". Lorsque le reporter prononce ces phrases, il ne prêche pas, n'utilise pas un phrasé idéologique, mais raconte plutôt des faits, des gestes, des actes. Même dans ces mots, il demeure le "photographe journaliste" : comprendre et montrer pour faire réfléchir, pour mobiliser, pour "gratter un peu plus et sortir des lieux communs".

Lorsque la mort intervient, ces photos floues, à la lumière évanescente ne sont pas le fruit d'une démarche volontaire, mais simplement le résultat de contraintes techniques : aucun artifice technique n'est utilisé pour faire passer une émotion. Alors, lorsque Kingsley, la tête entre les mains, regarde le lointain, la désespérance de "l'homme en route" n'apparaît que plus forte, et son sourire nous touche quand, à la fin de son périple, il écrit : "Je suis donc libre !".

Le récit a parfaitement fonctionné et Olivier Jobard nous a emmené bien au delà du statut d'observateur : il nous a emmené avec lui vers l'ailleurs, il a déplié, avec nous, son grand corps dans le siège spartiate du bus qui traverse le Sahara, il s'est accroupi dans cette barque, à peine calfeutrée, incapable de passer les premières vagues qui doivent l'emmener vers l'Europe.

À la fin du voyage, le photographe a disparu et seule subsiste l'histoire qu'il nous a racontée.

Notre entretien achevé, Olivier Jobard est reparti pour Sangatte où, des mois après la destruction du hangar, les problèmes sont bien entendu demeurés. L'actualité n'est plus sur cette commune du Pas-de-Calais, mais des hommes, devenus cette fois-ci des ombres inquiètes, y souffrent encore, y meurent aussi parfois.

Par ce départ, il nous donne une dernière fois la signification profonde de son travail, qu'il souhaite ancrer dans la durée : témoigner encore et toujours en faveur des plus démunis, des plus faibles. Année 2000, décembre 2006 : l'engagement d'Olivier Jobard est durable et sûr. Il a fait dire de lui à Raymond Depardon : "À suivre…".

Éric Rubert


On pourra lire, avec intérêt, sur ce thème de l'immigrant : Eldorado de Laurent Gaudé (Actes Sud) qui raconte un voyage identique à celui de Kingsley, ou encore Partir de Tahar Ben Jeloun (Gallimard) qui dénonce, avec une noirceur extrême, le mythe de cet "ailleurs" fantasmé, comme le fait également, plus sereinement, Fatou Diome dans Le Ventre de l'Atlantique (Livre de Poche).


Voir aussi, dans les "Temps forts" du club, Le voyage de Kingsley (35e anniversaire)

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