«
La photographie sociale » : ouvrage collectif (collection
Photo Poche)
Il
est des photos qui vous assènent dès leur première
vue un véritable coup de poing dans l'estomac, vous assomment,
vous perturbent, vous poussant parfois même à fermer
les yeux ou à tourner précipitamment la page.
Ce livre regorge de ces photos qui se figent à jamais
dans votre mémoire.
Deux raisons m'apparaissent essentielles au caractère
incontournable de ces images.
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La
première réside bien entendu dans le thème
de l'ouvrage : « la photographie sociale »
définie ici comme une photographie « d'investigation
et de communication sur les problèmes sociaux . C'est une
photographie militante dont l'objet est de témoigner en
faveur des victimes ». Pourtant cette dimension
de dénonciation des souffrances s'apparente plus à
mes yeux à décrire la simple condition humaine.
C'est bien cette condition dans ce qu'elle a de plus tragique,
que décrit cette photo sépia de Gustave Rejlander
de 1860 d'un enfant en guenilles replié sur lui même
(rappelant d'ailleurs étrangement le célèbre
dessin de Van Gogh « Worn Out », vingt ans
plus tard) qui exprime toute la douleur du monde, ou celle, clôturant
l'ouvrage, de Stefan Vanfleteren, figeant les mains et le visage
d'un homme épuisé par la vie, déjà
tourné vers le sol qui va l'engloutir. Toutes les étapes
de notre vie traversent l'ouvrage à travers les besoins
de l'Homme et ses errements : la faim, la naissance, la mort,
la folie, la haine, la peur, la maladie, la solitude, les conditions
de travail. Cette « photo sociale » trouve son origine
en 1935 aux États Unis avec la FSA (Farm Security Administration)
qui en demandant à seize photographes de montrer la misère
notamment des Etats du Sud voulait justifier de la nécessaire
politique sociale de Roosevelt. Un travail encore inégalé
et à l'origine de la naissance des plus grands photographes
dont Dorothea Lange, Marjory Collins ou, Walker Evans. |
La seconde
force réside bien entendu dans la qualité extraordinaire
des regards de ces plus grands photographes, qui ne se contentent
pas de fixer ce qu'ils voient ex abrupto, mais consciemment ou non,
par leur talent ou leur génie, cadrent l'instant présent
avec un formalisme qui accroit la force de l'instant. |
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La
plus célèbre photo de l'histoire de la photographie
témoignant de la pauvreté, celle de Henri Cartier
Bresson en Inde en 1947, par un cadrage hors norme qui oppose la
main maigre d'une mère protégeant la tête fragile
et épuisée de son enfant, à la raideur et à
l'éternité d'une roue en bois, témoigne de
cette vision hors norme. Cette photo assure d'ailleurs la couverture
de l'ouvrage. De nombreuses autres photos sont déjà
connues comme celles d'Eugène Smith et son portrait de trois
mineurs gallois, symbole de la condition ouvrière ou celle
de Martine Franck à l'hospice d'Ivry sur Seine photographiant
une vielle femme au regard halluciné et tenant contre sa
joue une poupée, étonnant retour sur l'origine de
sa vie. |
Outre
ces photos, que l'on a plaisir à voir compilées dans un
seul ouvrage, d'autres sont moins connues mais aussi fortes. Celle de
Kris Killip en 1976 photographiant un « jeune sur un mur »,
en fait, un adolescent de profil adossé les mains jointes les yeux
fermés dans un rictus de souffrance intérieure que l'on
devine, fait partie de ces photographies sur laquelle on se recueille
comme sur une image pieuse, tant elle donne à réfléchir.
Citons encore celle de Mario Giacomelli extraite d'une série intitulée
« la mort viendra et aura tes yeux » qui, à
travers les visages de deux femmes, exprime « l'angoisse de
vieillir mais aussi une sorte de révolte devant le prix à
payer pour une vie ». Ou encore celle de Jane Evelyne Atwood,
représentant un couffin posé sur le sol devant deux portes
de prison du centre pénitentiaire pour femmes des Baumettes : notre
regard se porte au delà de ses portes pour nous laisser imaginer,
dans l'instant, ce qui se passe au delà des verrous. Laisser voir
sans montrer. Le pouvoir de l'image à son paroxysme.
Tous
ces documents montrent donc la condition humaine dans ce qu'elle a de
plus dur mais ont aussi vocation essentielle à faire bouger les
choses : les conditions de vie à l'usine, dans les hôpitaux,
les hospices, dans les pays en voie de développement mais aussi
à dénoncer les inégalités sociales, les injustices,
le tiers monde. Rien n'est gratuit dans ce travail de photographe. Chacune
de ces photos se veut un manifeste.
Un
dernier exemple d'un photographe trop méconnu mais qui vient de
voir en décembre 2013 son travail récompensé par
une monographie personnelle dans cette même collection : Jean
Louis Courtinat. Dans le recueil collectif, il est présent par
une photo au centre d'accueil des SDF de Nanterre qui montre un homme
nu, de dos, allongé sur un carrelage nettoyé par le balai
d'un employé. L'Homme ravalé au rang d'un animal. Dans une
interview sur France Culture ce mois ci, JL Courtinat revendiquait sa
qualité de militant et expliquait que récemment un de ses
reportages avait modifié totalement les conditions de vie d'un
établissement qu'il avait photographié des semaines durant.
Militer
sans slogan, sans mot, avec le simple usage de la vue, c'est le défi
que ces photos traduisent. Dans les textes qui accompagnent ces documents
tous les photographes expriment leur volonté de « faire
savoir » pour qu'à notre tour, comme eux, nous ouvrions
les yeux.
Commencez
votre collection de Photo Poche par cet ouvrage. Il vous aidera à
ouvrir vos yeux de photographe mais aussi d'Homme.
«
La photographie sociale » . Photo Poche N° 126. Éditions
Actes Sud. 13 euros.
Eric
Rubert
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