Raymond
DEPARDON : « GLASGOW »
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Des
rétrospectives sont parfois l’occasion de découvrir
des trésors oubliés.
Avec « Glasgow », Depardon publie un des
livres photos majeurs de ces dernières années. Un
livre « noir ». Mais en couleurs aussi.
Indispensable et magistral.
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C’est
un tableau peint en 1629 par Rembrandt. Il s’intitule « Le
peintre dans son atelier ». Sa composition est simple:
le peintre dans une pièce sombre se place devant son chevalet sur
lequel est posée une toile vue de derrière. La monochromie
domine. La composition est sobre. L’image est neutre. Mais la tranche
du tableau de l’oeuvre en cours est frappée par la lumière.
Cette bordure illumine le tableau. Elle change tout.
La
photo de couverture du dernier livre de Raymond Depardon, consacré
à Glasgow, est identique. La tonalité de l’image est
sombre, très sombre, comme une masse urbaine déshumanisée.
Et puis en bas, à droite, au bord du cadre, une bulle de chewin-gum
rose sort de la bouche d‘un enfant. Et l’image devient exceptionnelle.
Elle est le symbole d’un ouvrage où l’essentiel des
photos repose sur cette opposition du noir et de la couleur.
Depuis
plusieurs mois, Raymond Depardon accumule les publications comme une sorte
de bilan d’une carrière absolument exceptionnelle. On pourrait
penser que cette tentation de publication intensive conduise à
éditer des « fonds de tiroir ». On se tromperait
lourdement. Le lecteur peut même se demander quelles raisons ont
écarté de toute parution, pendant 35 ans, les 68 photographies
en couleurs, éditées aujourd’hui consacrées
à la ville écossaise. Il a fallu l’exposition au Grand
Palais « Un moment si doux »
en 2013-2014 pour que quelques négatifs soient exploités
et exposés. Commandé en 1980 par le Sunday Times le reportage
ne sera en effet jamais publié avant ce début d’année
2016.
On
imagine le choc du photographe, qui sort en 1980 de la lumière
de l’Afghanistan, de Beyrouth et du désert, devant la lumière
écossaise qui irradie l’ouvrage. Noire ou plutôt grise,
sous tous les dégradés possibles, la monochromie occupe
tout l’espace. Elle est l’écrin du monde ouvrier qui
va disparaitre, photographié avec une tendresse mais aussi avec
une volonté de témoignage remarquable. Comme en Afrique
les enfants prennent Depardon par la main pour nous emmener avec lui dans
une balade urbaine. On se promène dans les rues pour saisir une
tache de couleur dans la noirceur. Le rouge notamment assure un contre
point étonnant. Là, un polo rouge à la sortie d’une
usine éclate comme un signe de révolte dans la grisaille
des tenues ouvrières.
Ici des escarpins rouges égaient le sol boueux et pierreux d’une
usine désaffectée. Ou encore un oeillet rouge au revers
d’un vieux monsieur devant une Rolls Royce improbable garée
devant une cheminée d’usine et une barre d’immeubles.
Le rouge, mais parfois aussi le rose d’une robe à carreau
Vichy, ou le blanc étincelant d’une paire de chaussettes
sont là non pour égayer le propos mais, par contraste, pour
mettre en valeur le sombre: la tache de couleur fait jaillir la profondeur
du noir. Elle évite la désespérance totale. Et annonce
peut être la naissance d’un monde autre. D’un monde
à venir dans les années quatre vingt ou quatre vingt dix.
Le
grain exceptionnel de la Kodachrome 64 et la qualité de l’impression
donnent aux murs sombres des rues interminables, mais quasiment désertes,
un caractère de décor de théâtre où
jouent des enfants. L’objectif grand angle du Leica dans des cadrages
rigoureux envoie le regard errer dans des perspectives tendues vers un
horizon où le noir rejoint le gris. Et puis comme une annonce de
son travail intitulé en 2010, « La France »,
il y a ces façades figées dans le temps, façades
silencieuses et parlantes à la fois. Désertes ou animées
par un personnage adossé aux murs lépreux. Des façades
comme des vestiges de lieux appelés à disparaitre et qui
en disent long sur la vie des gens de peu, souvent absents des clichés.
Les poteaux ou les grues structurent l’espace car Depardon n’est
pas un photographe de rues à la manière de Doisneau ou de
Eliott Erwitt. ll ne cherche pas l’anecdote et peu nous importe
que le lieu photographié soit Glasgow (dont William Boyd dans sa
préface nous explique qu’il n’existe plus ainsi). Ces
diagonales ou ces verticales multiples sont des repères pour nous
amener à voir l’essentiel, à séparer le réel
de l’illusion. A voir la lumière qui perce souvent au bord
de l’image. A comprendre l’espace et la place de l’individu
dans cette géométrie organisée.
Ainsi,
Depardon va bien au delà de l’apparence: il nous révèle
la force des ciels aux multiples nuances de gris. Il nous montre, bien
avant la mode photographique des ruines et des friches industrielles,
la poésie de lieux de désolation. Son objectif large l’oblige
à aller au plus près des individus, à les saisir
dans leur environnement qui devient indissociable de leur état.
C’est ainsi qu’un homme, de dos, visiblement ivre se tient
à un mur. Un bus vert jette sa couleur sur son costume semblant
l’avaler dans sa lumière. Une femme dans le véhicule
lui jette un regard interrogateur. La photo enveloppe l’homme et
le monde en une fraction de seconde.
On
peut être désespéré à la vision de ces
photos mais pourtant la lumière perce parfois les nuages pour éclairer
le grain de la chaussée encore humide. Le mot REVOLUTION s’écrit
en lettre majuscule sur l’enseigne au fond rouge d’un commerce
fermé. Désertes, tristes à mourir sous les ciels
de pluie, ces rues sont aussi des lieux de vie où des hommes discutent,
des femmes font leurs courses, des mères promènent en poussette
leur enfant. Le livre s’achève sur le visage d’un enfant
qui joue dans l’eau d’une flaque au pied d’un tas d’ordures.
L’enfant a le sourire de l’insouciance et du bonheur. Comme
un pied de nez à la misère et comme le symbole d’un
travail photographique sombre mais pas désespéré.
Un travail d’une qualité exceptionnelle pour un ouvrage indispensable
qui fera date.
« Glasgow ».
Photographies de Raymond Depardon. Préface de William Boyd. Editions
du Seuil. 144 pages. 29 €.
Eric
Rubert
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