Lors de la présentation au club du travail de Raymond Depardon sur les « lieux de peu » en France, j'avais fait le lien entre les photos du reporter et les peintures d'Edward Hopper.
Quitte à me répéter, ce génial peintre américain que l'on peut qualifier schématiquement d'hyper réaliste, réapparait une nouvelle fois dans des travaux photographiques.

Cette fois ci c'est le couple de photographes Formento et Formento qui retranscrit indirectement à la fois une image de l'Amérique des années cinquante et la vacuité et le mystère de personnages (des femmes essentiellement chez Hopper, exclusivement chez Formento) perdus dans leurs rêves ou leurs peurs.
Dans un livre formidable édité à 2000 exemplaires chez Yellow Korner (480 pages et près de 6 kilos !), 300 photos racontent le travail réalisé par ce couple en 5 mois qui avec sa caravane, a traversé 25 états fédéraux des États Unis et photographié en chemin 50 jeunes femmes.

Comme dans les tableaux d'Hopper, les êtres semblent flottés, à la fois présents et absents. Présents physiquement dans un cadre sophistiqué, mis en scène et prodigieusement éclairé (BJ Formento a été l'assistant de grands photographes comme Annie Leibovitz), qui renvoie aux pompes à essences, aux chambres sordides de motels, aux restaurants ou aux supermarchés symboles des États Unis. Absents car si l'on connait par quelques annotations (bilingue) un peu de l'histoire de ces femmes, on ignore tout de leur pensée. On les imagine voguant vers un ailleurs inconnu, leur regard se perdant dans un vide sidéral total. Comme très souvent chez Hopper, qualifié de peintre de l'absence, on ignore ce que regarde le personnage, laissant le spectateur imaginer le dehors du cadre. Ces femmes « font penser à des vagabonds sans but ».

La mise en scène étonnante et essentielle, rappelle les films d'Hitchcock, de David Lynch ou l'univers de Tarentino. Ce travail s'inscrit également dans cette nouvelle photo américaine qui fige des lieux a priori sans intérêt mais leur donne par une technique exceptionnelle, une dimension émotionnelle étonnante. Dans ce cadre quotidien créé pour provoquer une tension sensorielle forte, ces photographes américains s'interrogent sur la place des êtres dans cet univers désincarné à l'image du travail de Grégory Crewdon et de son étonnant livre « Sous la surface des roses » (chez TEXTUEL) dont je reparlerai probablement bientôt. Lieu fantomatique, personnages figés, éclairage artificiel, sont les ingrédients de cette école de la photographie.

Dans ce prolongement, l'univers photographié par Formento et Formento ressemble à la réalité banale et quotidienne alors que, paradoxalement, une minutieuse observation témoigne d'une mise en scène complexe et maitrisée : chaque détail compte et ces photos méritent souvent plusieurs regards. Les femmes, même en mouvement, sont figées dans des attitudes a priori naturelles mais se révèlent être immobilisées comme des mannequins de cire. Ce mélange entre un hyper réalisme apparent proche des photos de mode (Richeille Formento a travaillé dans l'industrie de la mode comme directrice artistique) et une mise en scène ultra sophistiquée crée un malaise détonnant. Arrêt sur image de la vie de tous les jours mais arrêt totalement fictif et instrumentalisé. Chacun est libre alors d'imaginer les pensées de la femme photographiée : nostalgie, solitude, mélancolie, tristesse ? Chagrin d'amour, perte d'emploi, maladie ?

A leur manière Formento et Formento déclinent un principe de base de l'expression artistique : créer une émotion toute personnelle en laissant le spectateur libre de son interprétation. Chacun se crée son histoire.

L'ouvrage signé est luxueux et en tirage limité. Son prix est donc à l'avenant : 199 euros. Plusieurs des photos éditées sont vendues également en tirage simple chez Yellow Korner à partir de 75 euros et figurent dans un plus modeste port folio de 40 pages remarquablement imprimé au prix de 19 euros.

Eric Rubert

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