ROMAN
VISHNIAC : UN PHOTOGRAPHE DU SIECLE
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Une
exposition parisienne, une parution dans la collection « Photo
Poche », deux occasions de (re)découvrir Roman Vishniac,
photographe juif américain d'origine russe, qui de 1930 à
1990 a traversé le siècle pour laisser une œuvre
photographique majeure. Désigné trop souvent comme le
spécialiste du monde juif, il est avant tout un grand photographe.
L'un des plus grands. |
Une
petite fille engoncée dans un manteau d'hiver pose devant une vitrine.
Cette photo est subversive.
C'est un portrait d'enfant dans la rue, banal, comme chaque famille en
possède dans de vieilles boîtes à chaussures. Et pourtant
cette photo est subversive.
Les yeux de la petite fille sont fermés au moment du déclenchement
comme si elle ne voulait pas voir la scène. Il faut alors examiner
la photo de plus près pour comprendre. Sur la gauche une croix
gammée est collée. Sur la droite une affiche reproduit le
visage stylisé d'un soldat casqué. Les inscriptions sont
en allemand.
Nous sommes en 1933 à Berlin. Le magasin est un magasin spécialisé
dans la vente d'instruments mesurant les crânes pour distinguer
les Aryens des non Aryens. La petite fille s'appelle Mara. Elle est la
fille d'un photographe juif, Roman Vishniac. Depuis peu, les photographes
juifs n'ont plus le droit de photographier dans la rue. Et Roman Vishniac
est un photographe juif, installé depuis 1920, à l'âge
de 23 ans à Berlin où ses parents d'origine russe vivent
déjà. Il utilise un simple procédé de portrait
d'enfant pour témoigner. Comme un symbole, il devient photographe
professionnel au moment où les nazis arrivent au pouvoir. Très
vite ses clichés vont le faire remarquer et de 1935 à 1939
il est chargé par le Joint (American Jewish Joint Distribution
Commitee) de parcourir les communautés juives appauvries d'Europe
orientale pour rendre compte et aider ainsi à la collecte de fonds.
 Vishniac
et son travail sont alors une parfaite synthèse de ces années
trente qui vont faire date dans l'histoire de la photographie. A l'image
d'Atget, et comme Cartier Bresson, au début de cette décennie,
Vishniac s'affranchit de la comparaison avec la peinture et sort dans
la rue avec son Rolleiflex, et bientôt son Leica, pour saisir la
vie. Saisir l'anecdote certes à l'occasion de moments sociaux festifs
mais aussi, et surtout, avec une volonté de composition qui n'est
pas sans rappeler le désir d'occuper l'espace de la pellicule par
une harmonie de lignes chère au photographe français. Comme
chez ce dernier, des ouvrages métalliques, des rambardes d'escalier
composent souvent l'image. Ou alors ce sont les ombres et les lumières
au très fort contraste qui structurent l'espace comme cette superbe
image du hall de gare de Berlin qui constitue l'affiche de l'exposition
parisienne (1). Vishniac colle à cette
évolution et une photo en plongée de zoo où deux
ours blancs semblent observer des visiteurs en cage témoignent
parfaitement de ce regard différent apporté par une nouvelle
génération de photographes.
Par
ses origines et sa vie à Berlin, il est en première ligne
face aux évènements qui secouent d'abord l'Allemagne. Connu,
il va donc être missionné par le Joint pour témoigner.
Là encore, il colle à son temps avec cette « commande »
semblable à celle que Roosevelt vient de faire pour la première
fois de l'autre côté de l'Atlantique, avec la création
de la Farm Secutity Administration (la FSA), chargée de témoigner
de la condition de vie paysanne dans le sud des États Unis. Ce
travail documentariste du photographe présente alors de nombreuses
parentés avec celui de Walker Evans ou de Dorothea Lange (voir
article sur le site).
 Des
portraits au regard détourné et insondable comme « la
femme de Nat Gutman », ou celui mondialement connu de
Sara, côtoient des scènes de rue à Varsovie ou Bratislava.
Mais le talent de Vishniac est de composer une image universelle qui va
au delà du sujet. Ses photographies nous renseignent sur les conditions
de vie de ces communautés juives mais par leur composition, leur
beauté, elles rejoignent, et rappellent, les prises de vue les
plus célèbres des trente années à venir. Une
ménagère dans les rues boueuses de Lublin fait écho
aux photos de Cartier Bresson dans les bidonvilles parisiens. Celle d'un
carrefour dans un quartier juif de Bratislava évoque les photos
de Montmartre de Willy Ronis (lui même juif d'Odessa). Le visage
d'un jeune élève à l'école élémentaire
présente de nombreux points de parenté avec les photos d'école
Doisneau. Même des images de 1939 au Werkdorp Nieuwestluis, camp
d'entrainement agricole juif aux Pays Bas, présentent des similitudes
très fortes avec des photographies de propagande russe, Vishniac
structurant ses photos par les lignes de force simples, la contre plongée
accentuant l'optimisme vers l'avenir et un mode de vie idéalisé.
Son
travail, véritable synthèse de l'histoire photographique,
Vishniac va le poursuivre, après guerre. Réfugié
aux États Unis, comme Capa, comme Seymour, il va lui aussi obtenir
la nationalité américaine. Comme Seymour, il va être
envoyé en Europe, pour photographier les camps de réfugiés
juifs et là encore témoigner. Comme Seymour il va photographier
les enfants jouant dans les ruines de villes bombardées, portant
un regard tendre sur la vie qui continue et reprend. Plus optimiste, ces
photos figent souvent des sourires, des moments de tendresse, une fleur
poussant au milieu des gravats. Il revient longuement à Berlin,
photographie même ce qu'il reste de ce qui était autrefois
son salon.
Comme
beaucoup de photographes célèbres de l'époque, épousant
l'histoire et l'évolution économique de l'univers photographique,
Vishniac va alors réaliser de nombreux portraits de célébrités,
pour une presse friande de ce type de documents. Moins percutants, à
l'exception du génial portrait d'Albert Einstein, ces travaux n'apportent
guère au talent du photographe naturalisé américain
qui termine sa carrière en revenant à ses passions scientifiques
d'origine. Il devient ainsi l'un des premiers à pratiquer la microphotographie
en couleurs, procédé qui témoigne surtout de la variété
de son art.
Trop
longtemps catalogué comme photographe de la communauté juive,
ce livre et cette exposition, démontrent qu'au delà du sujet
principal de son travail, Vishniac fait partie des photographes qui ont
marqué l'évolution de la photo dans ces années trente.
Militant de la cause juive, conscient de l'impact de ses images, de leur
caractère historique, ses prises de vue ont su dépasser
le caractère documentaire pour rentrer dans l'histoire de la photographie
sociale et humaniste.
(1)
Exposition : « De Berlin à New York .
1920-1975 » photographies de Roman Vishniac. Musée d'Art
et d'Histoire du Judaïsme, 71 rue du Temple 75003 Paris. Jusqu'au
25 Janvier 2015.
Livre :
« Roman Vishniac ». Photo Poche N°153. Introduction
de Maya Benton . 13 €. ISBN : 978-2-330-03669-0
Eric
Rubert
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