Photo-Ciné-Club Offranvillais

WALKER EVANS : PREMIER PARTOUT

Nous vous avons déjà présenté la collection incontournable « Photo Poche » de chez Actes Sud. Après la « photographie sociale », la réédition de l'opus consacré à Walker Evans est l'occasion de replonger concrètement dans cette superbe collection et de (re)découvrir un des premiers géants de la photographie.

C'est une icône, un photographe fondateur de la photographie moderne, une référence.
Il est vrai que le reporter américain a débuté la photo à un tournant historique de cet art, celui de la fin des années vingt, années où s'achevait le dilemme entre la photo « brute » chargée de saisir un moment et la photo esthétisante, toujours attirée par la copie de la peinture. En quelques mois Walker Evans va balayer cette dualité ce qu'il formulera ainsi plus tard : « Ce dont je ne cesse de parler dégage une pureté, une rigueur, une immédiateté qui s'obtiennent par absence de prétention à l'art, dans une conscience aigüe du monde ». Témoigner, montrer, sans prétention esthétique le monde tel qu'il est, c'est le credo du photographe, un credo qui va entrainer derrière lui toute une génération de photographes américains, et dont le livre Photo Poche réédité pour la troisième fois, atteste.

Cette manière de voir va trouver très rapidement, dès 1935, sa concrétisation dans ce qui marquera à jamais l'histoire de la photographie : la Farm Secutity Administration (la FSA), et son secteur photographique, qui est chargé, à la demande de Roosevelt, d'établir un constat sociétal de la vie des ruraux blancs américains du Sud. Avec Dorothea Lange, Walker Evans, fournira les photos les plus célèbres de cette initiative, qui fait toujours référence aujourd'hui. Ce travail montre la distance qu'il sait établir avec son sujet. Très connues, ces images ne sont pas nombreuses dans l'ouvrage, comme si l'éditeur avait voulu privilégier des aspects moins célèbres du travail du photographe. Mais le portait d'un métayer de l'Alabama, devenu une véritable icône photographique, s'impose au centre du livre. Superbement imprimé, le regard magnétique du sujet fait partie de l'histoire de la photographie. Il reste avec vous à jamais. Peut être parce que l'homme nous regarde, sans arrière pensée et que l'on devine que Walker Evans ne lui a rien demandé : l'homme est, l'homme regarde. C'est tout. Et c'est immense.

Premier (avec quinze autres photographes) à réaliser un tel travail, Walker Evans a également innové en matière d'exploitation de la photographie. On considère que Americans Photographs publié en 1938, et dont il assure toute la mise en page, constitue le premier ouvrage photographique de l'histoire. Le livre, objet essentiel à ses yeux tant il est amoureux de littérature et de littérature française particulièrement, trouvera son apogée avec sa collaboration avec l'écrivain James Agee pour la publication de Louons maintenant les grands hommes (1), référence mondiale et dont Gérard Mordillat vantait encore la caractère de chef d'œuvre dans la dernière émission « La Grande librairie ». Cet ouvrage constitue un reportage, où plutôt une œuvre littéraire, combinant photos et texte, après que les deux hommes aient partagé la vie de trois familles pauvres en Alabama pendant plusieurs semaines de 1936.

Premier, Walker Evans l'est encore lorsqu'il est exposé comme photographe au Moma (Museum Of Modern Art) de New York.

Pourtant il ne fut pas le premier photographe de l'histoire, et eut quand même des prédécesseurs qui l'influencèrent. Un des mérites de ce Photo Poche est justement de présenter de nombreuses photos antérieures au travail de la FSA, photos révélatrice d'un tâtonnement, d'hésitations vite dépassés. On découvre ainsi l'influence des photographies d'Eugène Atget dans le travail du reporter américain. Les premiers tirages du livre rappellent étrangement les photos documentaires du photographe parisien ou les débuts de Cartier Bresson dans une approche surréaliste de l'art photographique en train de naître. Cartier et Walker Evans ne se sont pas encore rencontrés mais les photos de 1928-1929 de l'américain pourraient aisément être attribuées au travail des années 1932, 1933 du photographe français, années charnières dans l'histoire de la photographie.

La PHOTO comme art est en effet en train de naître, et de chaque côté de l'Atlantique les expériences se croisent. Comme Cartier Bresson à Rouen, Walker Evans, a ainsi figé d'innombrables lieux sans vie, des devantures de commerces, des maisons de quartier, sans personnage. Mais contrairement au photographe normand, le photographe américain va continuer dans cette voie, établissant une photographie générale de l'Amérique à la manière des peintures d'Edward Hopper.
Comme chez le peintre, on retrouve ainsi une image de  « l'Amérique profonde ». Peintre et photographe cherchent à trouver les origines, non pas d'un pays, mais d'une nation. Comme chez Hopper on retrouve ces fameuses pompes à essence, ces fils électriques accrochés à des poteaux hiératiques mais aussi la vacuité de l'espace, l'absence. Comme chez Hopper, le silence est étourdissant. Bruyant.

Cette photographie des lieux est essentielle car elle démontre la démarche de l'auteur ; pas de mise en scène, d'attente. Regarder le réel et montrer, le photographe s'effaçant devant son sujet. Cela devrait suffire et cela suffit. Il y a du Flaubert dans cette mise à distance, Flaubert qu'il admirait par ailleurs. Et les deux dernières photos du livre, prises pourtant en 1971 et 1979, un poêle, un fauteuil, sans présence humaine, laissent au spectateur le loisir d'imaginer le sort de ces lieux, les êtres qui les occupent, la vie qui y est menée. Le réel, rien que le réel. L'exotisme et l'esthétisme sont bannis. Comme le photographe qui disparaît pour laisser le dialogue entre le sujet et le spectateur.

L'influence d'Evans est donc essentielle dans la photographie contemporaine. On retrouve son travail dans la démarche de Raymond Depardon lorsqu'il parcourt la France des « lieux de peu » pour tracer une géographie paysagère mais aussi, et surtout, humaine (2). Soixante dix ans plus tard, le photographe français se réclame d'ailleurs de l'influence de Walker Evans lorsque à son tour il photographie des façades, des places publiques, des vitrines.

Donner à voir plus que démontrer, cet ouvrage réussit à prouver combien Walker Evans a réussi son pari. Un ouvrage essentiel pour débuter une collection de photographes incontournables.

(1) « Louons maintenant les grands hommes » : texte Agee, photos Walker Evans. Éditions Plon, collection Terre Humaine. La couverture de cette édition française est toujours personnifiée par le portrait universel du métayer cité dans le texte.

(2) La France de Raymond Depardon. Édité par la BNF- Le Seuil. Coffret : 60 €. Broché : 39 €. Version pocket : 15 €.

 

« Walker Evans ». Éditions Actes Sud. Collection Photo Poche N°45. 3 ème édition de juin 2014 (la 1ère édition date de 1990 !). 13 euros.

Eric Rubert

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